L’éducation de la liberté

Henri Brenders, professeur d’anglais

S’il y a un problème urgent, c’est bien celui de la liberté.

Chacun peut faire l’expérience de la difficulté de vivre, d’assumer sa liberté et il est fréquent de voir un homme ou même un peuple préférer des chaînes dorées aux risques de la liberté. Mais lorsque l’on prétend guider quelqu’un, le rendre libre, lui apprendre la liberté, lui enseigner ce que soi-même on a tant de mal à vivre, n’y a-t-il pas une contradiction dans les termes, puisque l’enseignement, dans une certaine mesure, est de l’ordre du savoir, du transmissible et la liberté du domaine de l’être et de la décision. On comprend que l’on puisse libérer quelqu’un, scier des barreaux, abattre des murs, défaire des liens : ce ne sont là que des actes négatifs, destructeurs mais peut-on vraiment rendre quelqu’un libre, pour ainsi dire, paradoxalement, contre son gré ?
Sur le plan des relations inter-professionnelles, parmi la multitude de situations humaines douloureuses, celle de voir un adolescent choisir ou, en tous cas, emprunter une voie que nous réprouvons, est déchirante. Même un individu qui, intellectuellement, prône le respect total des décisions d’autrui et l’absence complète d’intervention dans sa vie, aura probablement du mal à rester impassible devant son suicide.

A fortiori, quelle douleur pour des parents ou des éducateurs, parce qu’ils ont plus d’expérience et une vision plus nette des conséquences des actes, de voir leurs enfants ou leurs élèves adopter une manière d’être ou de vivre tout à fait en contradiction avec l’exemple qu’ils pensent avoir été ou avoir donné. On comprend le pessimisme, la résignation de certains devant cet état de faits. « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ». Autrement dit, on ne sait ce qu’il faut faire que lorsqu’il est trop tard : on ne peut savoir que ce que l’on aurait dû faire. D’ailleurs cette mentalité pessimiste, réductrice, assez mesquine voire désespérée imprègne tous les aspects de l’existence et apparaît souvent sous forme de plaisanteries, de mots d’esprit grinçants ; ainsi le mariage comparé à une soupe : trop chaude au début, trop froide à la fin, révélant par là une vision réductrice du temps qui ne peut être que destructeur ; tout nouveau tout beau, puis petit à petit la belle image se ternit, le tableau se fendille. Ou cette autre manière de parler du mariage qui consiste à dire que l’on se marie pour être deux à résoudre des problèmes… que l’on n’aurait pas si l’on était resté célibataire !

Bravade tragique face à un destin qui nous broie ou se moque, ces attitudes expriment un profond désarroi vis-à-vis de l’existence.

Désarmé devant ce qu’il juge être l’impossible transmission des valeurs auxquelles il croit, l’individu peut essayer de nier le problème de l’éducation en souhaitant que l’enfance passe le plus vite possible (il faut bien que jeunesse se passe) ou en ayant recours à des méthodes ou des moyens jugés infaillibles, c’est-à-dire scientifiques.

Qui n’a pas entendu par exemple un membre de sa famille exprimer le souhait que les enfants restent petits (« c’est à cet âge qu’ils sont les plus sages, les plus mignons ») : souhait très clair que l’enfant reste à notre mesure, à notre portée. Sur le mode ironique, on peut ainsi souhaiter que les enfants naissent adultes. « La nature pourrait bien, si elle voulait s’en donner la peine, trouver un procédé moins agaçant de conduire ses opérations. Est-il nécessaire que les générations s’imbriquent les unes dans les autres ? » (in Samuel Butler, Ainsi va toute chair)

Ce n’est plus un fossé entre les générations qui est redouté mais un néant entre les générations qui est souhaité. Sur le mode sérieux, Rousseau, dans son traité de l’éducation l’Emile, précise « qu’il faudrait que les enfants ne fissent rien de leur âme avant qu’elle eut toutes ses facultés », pour qu’ils arrivent vers douze ans, purs, nets de toute pollution intellectuelle.

Fondamentalement, il s’agit de faire passer le plus vite possible ce que l’on appelle l’âge bête, l’âge ingrat, cet âge sans pitié ou autres gentillesses du même genre, car on veut se guérir d’une maladie ; auquel cas tous les moyens sont bons. Dans une page du roman de Samuel Butler déjà cité, d’une ironie et d’un cynisme féroces, on trouve une liste de conseils d’éducation à rebours, mais on pourra reconnaître au passage quelques attitudes, exagérées bien sûr, et présentées comme une méthode sérieuse d’éducation touchant cependant quelques points sensibles, quelques tentations sur lesquelles nous reviendrons.

Je dirais volontiers aux parents qui désirent vivre tranquilles : « Dites à vos enfants qu’ils sont très méchants, beaucoup plus méchants que la plupart des enfants. Désignez-leur quelques-uns de leurs petits camarades comme des modèles de perfection, et persuadez-les bien de leur propre infériorité. Vous êtes tellement mieux armés qu’eux qu’ils ne peuvent pas lutter contre vous. C’est là ce qu’on appelle l’influence morale, et cette influence vous permettra de les étriller autant qu’il vous plaira. Ils croient que vous en savez plus long qu’eux, et ils ne vous ont pas encore assez souvent pris en train de mentir pour se douter que vous n’êtes pas les gens vertueux et scrupuleusement véridiques que vous prétendez être ; et ils ne savent pas encore à quel point vous êtres lâches, ni avec quelle promptitude vous tourneriez le dos s’ils se mettaient à vous résister avec persistance et systématiquement. C’est vous qui avez les dés en main et qui les jouez pour vous et pour vos enfants. Pipez-les donc, car il vous est aisé de vous arranger pour empêcher vos enfants de les examiner. dites-leur que vous êtes pour eux d’une indulgence extraordinaire ; insistez sur le bienfait inestimable que vous leur avez conféré, d’abord en les mettant au monde, mais plus particulièrement en les mettant au monde comme vos enfants à vous plutôt que comme les enfants de tout autre père de famille. Dites que ce sont leurs intérêts les plus sacrés que vous défendez chaque fois que vous êtes de mauvaise humeur et que, pour vous mettre un peu de baume au cœur, vous désirez vous rendre désagréables. Insistez beaucoup sur ces intérêts les plus sacrés… Vous avez tous les atouts, et si vous ne les avez pas, vous pouvez les escamoter… Sans doute, quelque jour, vos enfants découvriront la vérité, mais il sera trop tard pour qu’ils en profitent ou que cela puisse vous causer le moindre dommage. »

On peut rejeter l’impossibilité ou la difficulté d’éduquer sur la télévision, l’école, la société ou autres boucs émissaires. On peut nier l’éducation en essayant de supprimer le risque et le hasard pour réussir à tous les coups par une méthode sûre ; d’où la prolifération de livres, articles, émissions voulant mettre en pratique les acquis des recherches en psychologie. Ainsi l’enfant, quel qu’il soit, doit passer par un certain nombre de stades précis à un âge déterminé et doit réagir selon le schéma prévu par les manuels, faute de quoi il y a lieu de s’inquiéter et de consulter un spécialiste. Ainsi la peur d’un geste, d’une parole traumatisants peut paralyser des parents comme un soldat à qui on demande de traverser un terrain miné.

Les positions ou attitudes présentées jusque-là peuvent être celles de parents ayant véritablement le désir de vouloir le mieux pour leurs enfants, soucieux de bien les élever. L’ironie n’aura été comprise qu’à titre de symptôme d’un mal qui ne peut pas s’exprimer autrement. Le problème de l’éducation de la liberté chez l’adolescent aboutit souvent à une crise et le besoin vital d’une solution n’apparaît malheureusement souvent qu’à ce moment-là, mais la question se pose dès la naissance de l’enfant et même avant en raison de la vie personnelle des parents. Marcel Légaut explique bien le but recherché rendu difficile par les paradoxes de l’existence ainsi que les tentations auxquelles les parents ou éducateurs doivent essayer d’échapper. Comment aimer l’enfant sans le posséder, l’aider à grandir sans se défendre de tout ce que sa croissance exige d’oubli de soi, de fatigues, de soucis ? Comment l’ouvrir à la liberté sans l’abandonner à lui-même, ne pas perdre foi en lui, le conserver en soi-même lorsque, prenant son vol, il s’éloigne ? Comment toujours l’attendre et l’appeler tout bas, au lieu de l’exiler loin de soi comme de son juge ? Comment être son père et rien que son père, au lieu de se retrancher mortellement, dans un souvenir tendre et désabusé ? Comment, enfin, préparer l’adolescent à l’Amour et à la Paternité, autant que cela peut se faire ? Comment être un médiateur entre son passé et son avenir ? Comment être encore pour lui, après la mort, un fanal, un sacrement de vie, le chemin du ressouvenir, de telle sorte qu’il apprenne, par son père, à retrouver ses pères ?

A l’opposé du regard réducteur de S. Butler déjà cité, le regard de Jésus sur le jeune homme riche qui ne peut pas aller plus loin ou le regard de Jésus sur Pierre qui vient de le renier peu de temps après avoir fougueusement juré qu’il serait prêt à mourir avec lui, ou encore l’attitude du père dans la parabole de l’enfant prodigue, peuvent nous servir d’horizon : arriver à un regard et une présence tels qu’ils ne soient ni réducteurs, ni captateurs, ni indifférents.

Ainsi l’éducation de la liberté chez l’enfant amène à une éducation des parents ou éducateurs dans le sens du dépouillement et de la patience vraie qui ne sont ni démission ni lâcheté. Dans le sens du risque inévitable que l’on prend quand on s’engage dans toute relation, et pour être un pôle constituant, il faut être un pôle constitué. L’enfant a besoin de quelqu’un en face de lui, non pas quelqu’un de parfait, cela pourrait être écrasant, mais quelqu’un de vivant.

N’y a-t-il pas en réalité un pléonasme dans l’expression « éducation de la liberté », n’est-ce pas le but de l’éducation véritable que de faire parvenir l’enfant à l’état d’être pleinement libre ? L’éducation a ses modes, mettant l’accent sur tel ou tel aspect, mais on peut dégager quelques valeurs fondamentales pour en montrer d’abord l’ambiguïté, puis les richesses et les conditions de réussite, tirant la leçon d’attitudes vécues et de paroles prononcées tous les jours. On insiste généralement sur la nécessité du dialogue, de la disponibilité, de l’affection, de l’autorité et de la responsabilité comme étant les moyens les plus sûrs pour parvenir à une bonne entente avec l’enfant et un développement harmonieux de sa personnalité. Mais ces notions peuvent recouvrir différentes réalités sur lesquelles il est nécessaire de s’expliquer. Le pronom « je » a paru préférable pour ces analyses non seulement parce que l’auteur est directement impliqué dans ces situations, mais aussi et surtout parce qu’il permet d’éviter les formules généralisantes ou moralisantes du genre « il n’y a qu’à… ».

Le dialogue

Pour faire un compliment d’un homme politique, on dira de lui qu’il est un homme de dialogue ; voilà donc une attitude propre à favoriser les relations humaines. Mais qu’est-ce que j’entends par là ? Pourquoi est-ce que je veux dialoguer ?

J’explique ce que je pense, c’est-à-dire, souvent j’explique ce que je pense de l’attitude de l’enfant ; je lui montre ce qui ne va pas, je le lui démontre même et, fort de mon expérience, je donne des conseils ; mais si de mon expérience, je passe plus ou moins insensiblement à l’expérience par excellence, la seule possible, je suis tenté de lui faire comprendre que j’ai inéluctablement raison, amenant l’enfant à n’être que l’exécutant de ma volonté personnelle. En partant d’un souci légitime, généreux, sincère, je passe du dialogue au monologue ressenti comme agression, un filet aux mailles serrées tendu par quelqu’un de plus fort, de plus rusé. Comment l’enfant pourrait-il participer vraiment à un tel dialogue ? La réaction d’un être vivant ne pourra être que d’essayer de passer à travers les mailles, de déchirer le filet ou de fuir, suivant son tempérament.

Par ailleurs, quand est-ce que je cherche à dialoguer : lorsqu’une crise aiguë se déclare, lorsqu’un problème important se présente ou en toutes occasions ? Je peux être tenté de cacher des choses « qu’il n’a pas besoin de savoir » puisqu’il n’est qu’un enfant. Mais la qualité du dialogue que j’établis avec autrui détermine celle des rapports que j’ai avec mes enfants ou avec ceux qui me sont confiés.

La disponibilité

La disponibilité est une qualité fondamentale. La disponibilité du père et de la mère autant que cela est possible. Je dois faire prendre conscience de soi à l’individu sans le rendre individualiste. Il y a une manière d’être disponible qui peut rendre égoïste : l’enfant pensera que tout tourne autour de lui et doit s’arrêter quand il veut quelque chose. Moins généreuse, mais fréquente et plus ou moins inconsciente, l’idée me tourmente que l’enfant peut m’échapper, que je vais le perdre au profit de quelqu’un d’autre ou en tous cas ne plus être l’unique référence par rapport à lui comme je l’espérais peut-être. Il n’y a pas de progrès pour l’enfant car la réalité est déformée et sera source de souffrances pour lui-même et autrui quand les personnes qu’il rencontrera, voulant bien être disponibles, refuseront d’être à sa disposition. Dans ces conditions, il ne sera pas libre de ses jugements par rapport à autrui qui sera toujours ramené au plan affectif.

L’affection peut-être captatrice et, au lieu d’ouvrir l’être au souci d’autrui, elle peut élever un écran protecteur contre tout ce qui n’est pas la relation privilégiée. L’affection peut donc infantiliser, maintenant l’enfant exclusivement dans un monde d’où tout regard objectif et critique est exclu. On peut s’embrasser pour éviter de se voir, pour supprimer magiquement la distance entre les êtres. Quand je dis de mon enfant, surtout devant lui : « Il est encore très bébé » ou bien « il ne veut pas grandir », est-ce simplement un regret, une critique ou bien un souhait inconscient, peut-être une tentation passagère de le réduire au connu, au familier, au passé, expression d’une crainte de le voir devenir quelqu’un que je ne maîtrise pas ?

L’autorité

L’autorité est une des valeurs battues en brèche et devant les accusations de tyrannie, de brimades et de traumatismes, il devient difficile de distinguer entre autorité et autoritarisme. Dans ces conditions, l’autorité perd son fondement, n’est plus vivante, ne se suffit plus à elle-même ; alors ressurgissent les modèles du passé et je me surprends à dire « de mon temps, il n’aurait pas fallu que… » ; suit en général une attitude jugée répréhensible que je tolère faute de pouvoir la corriger. II s’agit en fait d’un constat d’échec. J’exprime par là le regret de ne pas pouvoir imposer ma volonté aussi facilement que je le souhaite.

L’autorité en devenant autoritarisme vise à supprimer l’opposition, à conduire non à l’obéissance mais à la soumission, voire l’humiliation. La présence de ce type d’autorité est si oppressante qu’elle décourage ou annihile toute tentative d’originalité. Surveiller ou « avoir l’œil » sur un enfant peut être aussi angoissant que l’omniprésence de Big brother dans le monde que G. Orwell a imaginé dans 1984 où la police de la Pensée contrôle tout et tous. Le slogan obsédant est sur tous les murs : « Big brother is watching you », « Big brother vous regarde ».

La responsabilité

Si je suis responsable, rien ne doit m’échapper ; je ne peux pas engager ma responsabilité sur quelque chose que je ne maîtrise pas complètement. Ainsi tout ce qui « déborde » ma responsabilité, tout débordement doit être supprimé. Puisque je suis responsable de l’enfant, je dois pouvoir le conduire où je veux et être ainsi capable de me justifier, de répondre de ses actes. Lourde charge ! Il vaudrait mieux pour moi que l’enfant grandisse vite et « se prenne en charge » mais si l’on ne laisse pas l’enfant être enfant, on obtiendra selon l’expression de Rousseau « de jeunes docteurs et de vieux enfants ». L’échec de l’enfant serait donc ressenti comme mon échec. Ainsi la peur de l’échec de l’enfant peut conduire l’adulte à prendre sa place plutôt que de le laisser s’affronter aux problèmes (aussi bien des leçons ou des devoirs que des décisions à prendre ou des réponses à donner…). Je suis dans ce cas plus soucieux de l’opinion que l’on aura de moi que du bien véritable de l’enfant. Pour bien faire comprendre à l’enfant ce que j’attends, je dois lui donner l’exemple : je suis ainsi conduit non à être moi-même mais à adopter les attitudes que je désire lui montrer. Je vis donc en me regardant vivre à travers son regard (au moins tel que je l’imagine) et mes attitudes ne peuvent qu’être fausses.

Les principes de toutes ces attitudes sont très valables, louables ; personne n’est à l’abri du gauchissement des valeurs décrit à travers ces attitudes ; il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain. Cependant, il faut voir que les comportements décrits proposent involontairement une image de notre monde qui va influencer le développement de l’enfant et par rapport auquel il va se situer et nous situer. On peut comprendre les réticences de l’enfant et son rejet de valeurs que nous estimons fondamentales. Derrière tout cela apparaît le rêve de la communication immédiate, de la spontanéité, de la communion facile et définitive entre les êtres. Par bonne volonté et souci de bien faire, on gomme les obstacles, on lutte contre le temps au lieu de s’en servir. En critiquant des attitudes, on révèle en creux celles que l’on juge souhaitables.

Dialogue, conseils

En me rappelant que raisonner ne veut pas dire arraisonner, je n’oublie pas que j’ai plus d’expérience, j’en parle donc, je montre mon expérience, mais ceci ne m’amène pas automatiquement à une position irréfutable. Au contraire, je laisse l’enfant tirer profit de mon expérience pour sa décision. En l’aidant à éclaircir ses raisons, je l’aide à développer ses qualités, plus qu’à combattre ses défauts. Bien que cela ne soit pas toujours évident dans la pratique, le dialogue doit se composer de paroles et de silence sinon il s’agit de deux mutismes ou de deux monologues simultanés. J’écoute donc l’enfant pour essayer de percevoir l’implicite, ses aspirations personnelles souvent inexprimables. Je suis donc obligé de me former à son langage indirect. En rester au premier degré d’une violence verbale ou d’une revendication, c’est se laisser enchaîner par les forces contradictoires de l’enfant et se mettre dans l’impossibilité de comprendre le désir profond que telle ou telle attitude maladroite ou négative cherchait à exprimer.

Disponibilité, affection

Il est bien évident que je reconnais l’unicité de l’enfant ; c’est même la moindre des choses. je tiens bien à la mienne ! Pour que son originalité devienne plus grande et plus efficace, je vise à ce qu’il acquiert une liberté souveraine de jugement. Je ne me laisse pas entraîner dans son jeu psychologique complexe qui me soumettrait à un chantage affectif. Je refuse de me laisser lier par nos relations d’amour ou de tendresse et en particulier les souvenirs émus d’un passé commun.

J’essaie cependant de vivre en véritable sympathie avec l’enfant (au sens où l’étymologie nous fait comprendre ce mot) ; je compatis, je souffre avec lui dans son cheminement difficile sans chercher à le consoler prématurément, comme artificiellement pour lui éviter une rencontre avec la souffrance. Compatir, c’est une manière de prendre l’enfant au sérieux, de le faire grandir, en l’amenant à la dimension la plus profonde et la plus inconfortable de l’humain : cohabiter avec le tragique sans le gommer ni y succomber. En alternant les mouvements vers l’enfant et les mouvements de recul par rapport à lui, je ne l’abandonne pas mais je laisse un espace autour de lui où il puisse respirer et se mouvoir. Comme il est dit dans le Lao zi : « D’une motte de glaise, on façonne un vase. Le vide dans le vase en permet l’usage ». Sans cela, je manque mon but. le vase est inutile, absurde. De toutes façons, il devra s’habituer à vivre avec cet espace étroit et pourtant que personne ne pourra franchir même aux moments de plus intense communion.

J’essaye d’apprendre « le sentiment de l’étranger » selon la belle formule d’Emmanuel Mounier. Apprenons le sentiment de l’étranger. Non pas contre tout attachement : un milieu aimé fait en nous l’unité par un ton qu’il donne à notre vie intérieure ; il satisfait jusque dans notre solitude un besoin de présence et de communion. Mais toute union tend à se souder en égoïsme. Si accueillants que nous soyons, avançons-nous jusqu’aux bords : il est toujours des exilés de notre cœur. Nous détourner de la paresseuse ignorance, sortir de notre demeure, de la maison, du fauteuil, de la courbe des choses chaque jour touchées. Nos intimités elles-mêmes, libérées de leurs égoïsmes, en deviendront plus fermes et raisonneront de toutes les présences qu’elles auront reconnues.

Un professeur voit un élève de manière discontinue pendant une période relativement courte. Il a des résultats objectifs et une certaine image de l’élève. Il en a une vision « en coupe » pour ainsi dire, en un certain état de son évolution. Il est salutaire pour le professeur d’imaginer l’élève dans le quotidien, d’imaginer son enfance et son avenir pour mieux le connaître et l’aider.

Un parent voit son enfant de manière continue pendant une période relativement longue. Vivant dans le quotidien il a du mal à voir l’évolution qui n’est souvent perçue que par paliers. Quand on est trop près on distingue mal. Il est salutaire pour un parent d’imaginer son enfant dans un contexte social plus vaste, de le regarder comme un étranger pour mieux le connaître et l’aider.

L’autorité, la responsabilité

Au sens étymologique, l’autorité accroît, fait grandir. Bien vécue, elle n’écrase donc pas. Il y a une loi qui domestique mais aussi une loi qui libère. Dans la jungle, la liberté opprime, la loi libère. Sur le plan humain psychologique, la loi permet d’être objectif, de défaire des nœuds affectifs autrement inextricables. L’autorité n’est pas donnée par la naissance de l’enfant. La paternité et la maternité sont deux valeurs qui se constituent (ou non) au fur et à mesure. Je n’opprime pas en obligeant l’enfant à être cohérent avec lui-même et en l’obligeant à faire ce qu’il avait résolu de faire, à aller jusqu’au bout de son action à laquelle la paresse du moment, la fatigue ou la fantaisie le poussent à renoncer.

Je ne suis pas détenteur de la vérité, je sais que je me trompe et je le reconnais mais il vaut mieux un pôle constitué fort que l’absence de références pour structurer la personnalité de l’enfant. Ainsi, je propose sans compromission les valeurs dont je vis, avec autant de patience et de compassion que possible. Je ne les brade pas par souci de popularité. Mon idéal se propose tout seul à travers moi. Je ne suis donc pas neutre mais je ne me propose pas de donner l’exemple : ce que je vis n’est pas vécu avec un perpétuel clin d’œil à l’enfant. Si je vis, non sans difficulté mais avec sincérité dans toutes mes relations, l’enfant le sentira très bien. La relation d’éducation est trop souvent pensée « verticalement » pourrait-on dire, comme les rapports parents-enfants, professeurs ou éducateurs-enfants. En réalité, la relation au plan « horizontal » – les manières d’être des parents entre eux, avec le reste de la famille, les amis, les voisins et tous ceux qu’ils sont amenés à rencontrer même fortuitement – est au moins aussi importante que tout ce que l’on peut dire ou faire directement pour l’enfant. C’est en ce sens que l’éducation de l’enfant commence même avant sa naissance. En faisant oeuvre d’éducateur, je ne m’efforce pas de combattre l’enfance, c’est la vie adulte qui doit être attirante.

Il est clair que le risque est inhérent à l’œuvre éducative et qu’on ne peut pas y échapper. Risque, paradoxalement, de réussir et de voir surgir un être tout à fait différent de celui dont on rêvait. La réussite, dans ce cas, c’est l’échec de mes limites, de mon égoïsme. Comment ne pas en être étonné, admiratif et reconnaissant ? Cet être à l’origine duquel je suis (ou j’ai l’illusion d’être), m’échappe et j’ai du mal à l’accepter ; pourtant cette perte est inévitable et nécessaire et, si je suis croyant, je sais que je le retrouverai comme Abraham retrouva Isaac « en vertu de l’absurde » comme dit Kierkegaard.

Risque de se laisser modifier par l’enfant et la relation éducative. L’éducation d’un enfant est une forme d’éducation des parents, un appel à un progrès spirituel. L’enfant me force à aller plus loin, plus profondément, à expliquer, à affirmer ce dont je vis. En proposant des valeurs, nous lui proposons et nous devons faire en sorte que ces affirmations coïncident avec nos manières d’être. Il est nécessaire, surtout en matière d’éducation, d’avoir un peu d’humour, c’est-à-dire de garder le sens du relatif. Il faut tenir compte de l’imprévisible, la vie n’est pas programmable et l’enfant grandit, se forme grâce à nous et quelquefois malgré nous ; beaucoup d’influences interviennent. Il n’est ni possible ni souhaitable de les contrôler. Les parents ne peuvent pas concevoir leur rôle comme celui d’écran protecteur ou de verres filtrants entre l’enfant et la vie. Il en va de la liberté comme du langage : on l’apprend, elle ne s’enseigne pas ; on ne peut que favoriser son développement.

L’humour permet de respirer librement, de ne pas se crisper sur le passé ou devant l’incommunicabilité ou l’impossibilité d’imposer sa volonté. Les problèmes peuvent ainsi être abordés plus sérieusement. Cette attitude aura aussi une influence sur l’enfant qui pourra peut-être apprendre à se reconnaître avec ses qualités et ses défauts dans la dualité, l’ambiguïté, ayant rencontré des adultes vrais et non des masques. Des adultes joyeux et souffrants, sûrs d’eux¬-mêmes et hésitants, sérieux et souriants, capables de supporter le regard ouvert et révélateur de l’enfant. Il devra apprendre à faire du temps son serviteur.

Vouloir éduquer à la liberté suppose déjà que nous pensons la vie digne d’être vécue et le monde digne d’y vivre et d’y travailler car la liberté ne peut pas s’exercer sur rien. Face aux choix et aux ambiguïtés, la volonté seule fait passer des virtualités à la réalité. Marcel Légaut exprime bien le paradoxe de l’éducation qui consiste à proposer à l’enfant de « le faire entrer noblement dans sa solitude d’homme conscient sans l’arracher à une société dont il doit devenir un membre plus précieusement efficace parce qu’il est irremplaçable ».