Réflexion sur l’école

M. GAUCHERAND, directeur de Sainte-Marie-Lyon de 1999 à 2005

Discours de rentrée prononcé devant l’assemblée des professeurs et éducateurs en septembre 1999.
Réflexion sur l’école à partir des  » Propos sur l’Education  » d’Alain.

Dans les textes des Propos sur l’Education, ouvrage de réflexion sur l’école, Alain traite simplement des vacances en famille et de la rentrée des classes. Cela, dans une langue concise et admirable : en un paragraphe tout est dit. Ceux qui ont passé leurs vacances avec des enfants y trouveront certainement l’écho de quelques situations récentes. Pour les autres, ils se souviendront ou imagineront, puisque c’est une puissance des gens d’esprit. Je me permettrai, à partir de là, de formuler quelques remarques sur l’éducation, non sous la forme d’un exposé exhaustif, mais d’un propos introductif. Ce qui ne signifie pas de ma part un manque de conviction, mais la volonté d’esquisser une réflexion que chacun doit reprendre pour lui-même en ce début d’année.

Alors, lisons : « Le peuple enfant va se reformer, et tenir de nouveau son parlement de dix mois. La famille, en ce temps de vacances, a épuisé son pouvoir de penser, qui ne va pas loin ; car, par l’échange des sentiments affectueux, chacun est ramené à soi, exerçant son pouvoir d’esclave et usant de l’humeur sans précaution, ce qui fait que l’inférieur gouverne et que l’ennui règne. L’enfant, qui n’a point d’affaires, improvise au milieu des obstacles, est accablé par l’unanime réprobation. Mais voici qu’il va retourner à ses affaires propres, et retrouver sa pensée en son parlement. Dire que l’école convient aux pensées d’enfance, c’est encore trop peu dire ; car il se peut bien qu’il n’y ait de pensée qu’à l’école, et que notre sagesse, dans la suite, ne soit que le souvenir de ce beau temps ». (Propos sur l’éducation, chapitre XIV)

La vocation éducative de l’école

L’intérêt de cet extrait ressort de la distinction des deux communautés de vie de l’enfant : la famille et l’école. Alain évoque la famille à partir du climat affectif qui y règne : « par l’échange des sentiments affectueux, chacun est ramené à soi, usant de l’humeur sans précaution, ce qui fait que l’inférieur gouverne et que l’ennui règne. » Que ne pourrait-on pas dire aujourd’hui, de bon nombre de familles, où les sentiments affectueux laissent place, à cause des déchirements de couple, à des crispations affectives formidables ? Pour de bon l’enfant gouverne, puisqu’il est sommé par ses parents d’exprimer sa préférence, voire de choisir, pour son plus grand malheur, car il n’en a pas la maturité et ces questions ne sont pas de son âge.

A partir de là, l’école constitue pour l’enfant un milieu de liberté, car elle le libère de ses pesanteurs affectives. Et c’est parce que l’école permet tout simplement à l’enfant d’être, à l’écart des crispations affectives, qu’elle joue un rôle éducatif : l’enfant peut être lui-même. A ce titre, la situation des enfants dits en difficulté de comportement est exemplaire. On voudrait les assister avec force moyens psychologiques au sein même de l’école. Sauf cas très particulier, on les aide d’autant mieux qu’on les considère comme des élèves parmi d’autres. L’école leur permet, à défaut d’oublier les problèmes, de s’instruire de questions à leur portée et de jouer avec d’autres enfants, bref de vivre une vie de leur âge. Un regard thérapeutique, à l’école, risquerait d’enfermer l’enfant dans ses difficultés ; il se retrouverait à l’école dans la même situation qu’en famille : un enfant à problème. Ce qui, au fond, devient vite une situation confortable et prépare à tout, sauf à une liberté responsable.

Après la vertu de libération, j’évoquerai une deuxième dimension éducative, celle de la pensée, à la pointe du texte d’Alain : « Dire que l’école convient aux pensées d’enfance, c’est encore trop peu dire ; car il se peut qu’il n’y ait de pensée qu’à l’école ». Ces quelques mots, bien venus en début d’année, nous rappellent ce qu’il y a d’ultime dans notre travail d’enseignant : la pensée. L’acquisition des connaissances trouve son acheminement dans la vie de l’esprit. Car c’est par la pensée que l’enfant se construit et l’homme se réalise véritablement. En ce sens, l’instruction et le don de la culture culminent bien dans l’éducation comme vie avec la pensée.

Au moment où la culture, de réflexive qu’elle était devient procédurale, où l’enseignement consiste de plus en plus à transmettre des méthodes, il est décisif de nous rappeler l’exigence de penser : faire surgir la question du pourquoi au-delà de celle du comment, la question du sens et en particulier du sens de l’existence. Nous sommes éducateurs car nous avons à introduire les enfants à la vie avec la pensée. Et nous sommes à la hauteur de notre vocation lorsque nos élèves trouvent l’occasion de s’interroger sur le sens de leur existence.

Enfin, une autre tâche éducative de l’école qui ressort du texte, est celle de la responsabilisation. Alain parle des « affaires propres » de l’enfant alors que pendant les vacances « l’enfant n’a point d’affaires ». L’école a la vocation d’introduire l’enfant au monde des adultes. Elle le fait non par « l’ouverture à la vie », selon l’expression consacrée, ce dont se chargent sans nul doute les familles en particulier par la consommation, mais par le travail scolaire, véritable initiation au monde des adultes qui est celui de la contribution et de la responsabilité. Nous avons à nous efforcer de confier à nos élèves des responsabilités à leur mesure qui les éveillent et les préparent à l’exercice d’une liberté responsable dans le monde humain.

L’éducation comme présence

Alain introduit son texte ainsi : « Le peuple enfant va se reformer, et tenir de nouveau son parlement de dix mois ». Il s’agit là de l’année scolaire. Dix mois, c’est précis ; cela nous renvoie au jour le jour avec modestie. Par contre, ce « parlement de dix mois » reste muet sur le passé et sur l’avenir. Et ceci révèle beaucoup de l’éducation : comme tout ce qui est sérieux, elle relève d’aujourd’hui car c’est au présent qu’une liberté s’édifie effectivement et répond de ses engagements. Dans le passé, elle se trouve des excuses et toujours de bonnes raisons pour ne pas s’assumer ; dans l’avenir, elle s’évade et se divertit. Chaque fois que l’on présente l’éducation strictement en termes d’avenir, on omet l’essentiel.

Les difficultés d’orientation et de choix professionnels l’illustrent bien. En quoi éduque-t-on lorsqu’on tarabuste un enfant du collège avec ces questions ? On n’éduque pas, on distrait. En effet, le meilleur gage d’une insertion professionnelle se trouve dans une instruction solide et dans une personnalité équilibrée, capable de responsabilité, et non dans des choix précoces. Si j’affirme que l’éducation consiste à éveiller et à faire grandir une liberté, ce n’est pas par idolâtrie du libre arbitre, mais parce que l’homme accomplit son humanité dans une liberté responsable. Et l’éducation d’une liberté s’exerce aujourd’hui, dans ce « parlement de dix mois », sans s’inquiéter plus d’hier et de demain, sinon comme horizon du présent. Car le monde de demain, celui que nos enfants assumeront et dont ils auront la responsabilité, ne nous appartient pas.

En cette fin de siècle, nous sommes d’ailleurs bien payés pour savoir ce que peut coûter en inhumanité et en anéantissement la tentation et la tentative de maîtriser les « lendemains ». En guise d’éducation, on a pu assister, dans certains régimes, à un dressage de l’enfance conformé à une idéologie. A contrario, notre tradition spirituelle, le judéo-christianisme, nous rappelle le caractère vierge et indéterminé de l’avenir, même pour Dieu. L’éternité n’est pas totalité du temps : passé, présent et avenir, mais présence absolue. « Je suis celui qui est » dit Dieu à Moïse. Le théologien Jean Miguel Garrigue qui aborde cette question dans son ouvrage Dieu sans idée du mal s’exprime ainsi : « Le trait le plus fondamental du Père tout puissant, c’est qu’il ne nous voit qu’au présent, que, pour lui, tous nos actes ne sont connus que dans l’acte même où nous les posons. La toute puissance divine que nous comprendrions volontiers comme mainmise qui nous téléguiderait selon un organigramme préétabli, se révèle au contraire comme la Providence de l’Eternel qui accompagne pas à pas notre liberté au présent de ses actes. Dieu nous laisse entièrement notre futur. »

Ainsi, Dieu lui-même nous connaît au présent, sinon il n’y aurait pas de sérieux pour la liberté humaine. Voici la source d’inspiration pour notre attitude éducative.