Propos de Eric de Chassey, Directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art (et ancien élève de Sainte-Marie Lyon), tenus lors de la journée pédagogique du 20 décembre 2024.
Partons d’un exemple très simple, une image d’actualité, que je n’ai pas choisie mais qui a été choisie comme World Press Photo of the Year en 2024. C’est une photographie prise pour l’agence Reuters par Mohammed Salem, le 17 octobre 2023, et intitulée Une Palestinienne étreint le corps de sa nièce [A Palestinian Woman Embraces the Body of Her Niece].
Voici le commentaire qu’en fait le jury du prix, composé de trente-et-une personnalités du monde entier, professionnels de la photographie et de la presse, y compris critiques et commissaires d’expositions : « Le jury a été profondément touché par la façon dont cette image suscite une réflexion émotionnelle chez chaque spectateur. Composée avec soin et respect, elle donne un aperçu à la fois métaphorique et littéral d’une perte inimaginable. Située dans un environnement médical géographiquement éloigné, elle a une portée mondiale et nous incite à mesurer combien nous sommes devenus insensibles face aux conséquences des conflits humains. L’image a une signification complexe : elle représente la perte d’un enfant, la lutte du peuple palestinien et les 31 000 morts en Palestine. Symbolisant le prix humain des conflits, l’image est une déclaration sur la futilité de toutes les guerres. »
Il y aurait beaucoup à dire sur ce commentaire, notamment parce qu’il passe directement d’une analyse formelle réduite (« composée avec soin et respect ») à une portée symbolique universalisable (« un aperçu d’une perte inimaginable » qui a « une portée mondiale »), en passant par l’idée que l’image est rendue tellement signifiante qu’on pourrait y lire ce qu’on n’y voit pas (« elle représente la lutte du peuple palestinien ») mais que le rattachement à un contexte spécifique, celui de la prise de vue, permet de considérer comme implicitement présent dans l’image. Ce contexte est notamment donné par le titre (ramassé en quelques mots) et par le sous-titre : Inas Abu Maamar (36 ans) berce le corps de sa nièce Saly (5 ans), qui a été tuée, en même temps que sa mère et sa sœur, quand un missile israélien a frappé leur maison à Khan Younès, à Gaza [Inas Abu Maamar (36) cradles the body of her niece Saly (5) who was killed, along with her mother and sister, when an Israeli missile struck their home, in Khan Younis, Gaza].
En tant qu’historien de l’art, je suis frappé par le fait que ce commentaire et la renommée mondiale de la photographie permettent certes de comprendre un peu pourquoi c’est cette photographie qui a été choisie, mais seulement partiellement. Il y manque en effet ce que seule l’histoire de l’art peut apporter : c’est-à-dire la capacité à comprendre que l’effet de cette image dépend en fait de son insertion dans une longue série d’images à l’iconographie et aux propriétés formelles très proches. La capacité à comprendre que ce qui nous touche dans les images que nous recevons vient de ce qu’elles font écho à d’autres images, souvent très anciennes, qui nous sont tellement familières que leur présence en est rendue pour ainsi dire invisible. Et, sans cette compréhension, les émotions nous submergent sans que nous puissions travailler avec elle, je dirais, ou sans que nous puissions ne pas en être prisonniers.
Dans le cas de cette image, il n’y a évidemment pas à aller très loin pour savoir ce qui en constitue l’efficacité sur nos émotions. Elle ressemble en effet aux images de Pietà, très nombreuses dans l’histoire de l’art occidentale depuis leur apparition dans le monde flamand et germanique au xive siècle, puis leur déclinaison en Italie (la plus célèbre est sans doute la Pietà de Michel-Ange, un marbre de 1499 qui se trouve aujourd’hui dans la Basilique Saint-Pierre, au Vatican), ainsi qu’à des images-objets similaires, dont les plus anciennes remontent au moins à l’âge du bronze tardif ou au début de l’âge du fer (comme la statuette en bronze dite «La mère de l’homme tué» [La madre dell’ucciso], qui a été créée entre le xiie et le ve siècle av. J.-C., conservée au Musée archéologique national de Cagliari, en Sardaigne), avec de multiples reprises plus récentes. Quant au voile qui recouvre le visage de la femme, il renvoie implicitement à la fois à l’idée qu’une femme musulmane est voilée et aux images qui montrent le prophète Mohammed recouvert d’un voile masquant sa face – nombreuses malgré le lieu commun selon lequel l’Islam s’oppose depuis l’origine aux représentations iconographiques.
D’une certaine manière, je viens de dire à quoi peut servir l’histoire de l’art aujourd’hui.
Mais pour cela, il faut bien entendre ce que nous voulons dire lorsque nous parlons d’histoire de l’art. Il serait plus juste de dire que l’histoire de l’art, c’est l’histoire des arts visuels, ou plutôt l’histoire de ces objets singuliers que sont les images, toutes les images, même si elles renvoient à objets qui ne sont pas faits uniquement pour être vus. L’histoire de l’art part toujours d’objets, de cette sorte d’objets que nous appréhendons par les yeux et que l’on pourrait appeler des objets visuels, même si ce n’est pas forcément la seule manière de les appréhender. Parce qu’ils sont des objets visuels, ils sont aussi des images et peuvent être reproduits sur un support à deux-dimensions, tel qu’une photographie, un écran de télévision ou d’ordinateur, etc. Ces objets visuels peuvent avoir été fabriqués à des époques plus ou moins reculées et dans toutes les régions du monde.
Cet objet est le plus souvent, mais pas nécessairement, une œuvre d’art qualifiée comme telle. La première fois où il devient une œuvre d’art, ce peut tout à fait être à travers l’intérêt que lui porte un historien de l’art. Si l’on pense qu’une œuvre d’art est un objet auquel on attache suffisamment d’intérêt pour en faire un objet d’étude, auquel on prêtera un regard long, une attention soutenue, finalement, peu importe que cet objet ait été adoubé par des générations comme étant bel et bien de l’art, peu importe même qu’il provienne d’une culture pour laquelle la catégorie « art » a un sens, ce qui est le cas de la plupart des cultures dans le monde et dans l’histoire. Il n’y a donc pas d’opposition fondamentale entre l’histoire de l’art et l’histoire de la culture visuelle – qui se préoccupe de tous les types d’images – ni d’ailleurs entre l’histoire de l’art et l’anthropologie visuelle – qui étudie l’usage des images par les sociétés humaines.
L’un des principaux postulats de l’histoire de l’art, c’est de penser que tous les artefacts humains sont insérés dans un contexte, dans une histoire et qu’on les comprend mieux, dans une relation à la fois plus riche et plus libre, si l’on intègre cette dimension contextuelle, historique. Il s’agit d’adopter un double point de vue, à la fois diachronique et synchronique. Diachronique, c’est-à-dire en les replaçant dans une succession d’objets à l’échelle du temps. Synchronique, en les situant sur un axe temporel horizontal, en les mettant en relation avec le reste du moment où ils se sont produits ou bien où ils ont été produits.
L’un des écueils particuliers dans ce type d’approche est de perdre de vue l’une ou l’autre de ces deux dimensions. On risque à tout moment de n’être plus que dans l’histoire, comme si ces objets n’avaient aucune spécificité et qu’ils n’étaient rien de plus qu’un morceau de papier ou qu’une archive, un document. Et, symétriquement, on risque de tomber dans un formalisme réducteur, un point de vue strictement formel, qui détache les objets de leurs significations culturelles beaucoup plus larges. Ou encore dans une description de l’effet purement émotionnel que l’objet a sur un individu. Cela ne veut pas dire que ces manières de considérer les œuvres n’aient pas de validité. Une description strictement formelle d’une œuvre, peu ou prou ce que la poétique de l’antiquité grecque nommait une ekphrasis et qui constitue une très longue tradition, peut même avoir une grande valeur littéraire. Simplement, elles ne sont pas celles de l’histoire de l’art.
D’un côté, on en fait des objets morts ; de l’autre, des objets dont on exagère l’appréciation dans l’instant présent. Si l’on pense que cet objet a une importance réelle, c’est parce qu’il exerce encore un effet aujourd’hui, actuel, et pas seulement parce qu’il appartient à un passé révolu, mais il importe alors de tenir ensemble ces deux aspects, d’aller et venir entre son contexte d’origine et le contexte où on le considère actuellement, avec, éventuellement, de nombreuses étapes intermédiaires. C’est en ce sens que l’on peut dire que la particularité de l’histoire de l’art, c’est d’allier connaissance et émotion, que les deux ne sauraient être opposés. Or cela est particulièrement important aujourd’hui.
Dès lors que l’on a pu penser que certains objets avaient une valeur éminente, qui ne soit pas seulement celle d’un plaisir fugace ou d’un effet magique, l’histoire de l’art est apparue comme ce moyen.
C’était le cas dans l’Antiquité gréco-romaine, même si la plupart des témoignages en ont disparu : dans le livre XXXV de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien en a heureusement fait une récapitulation qui nous est parvenue et qui va d’une origine (le contour du visage de son amant tracé sur un rocher par la fille du potier Butades) à une apogée (avec Apelle, ami d’Alexandre le Grand). C’est surtout le cas de façon continue depuis la Renaissance italienne, d’abord dans un contexte strictement européen puis progressivement mondial. D’abord au profit de quelques noms et de quelques œuvres, puis selon un récit qui embrasse plusieurs siècles, des dizaines d’artistes et des centaines d’œuvres, plus ou moins précisément commentées, avec Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, six volumes publiés par le florentin Giorgio Vasari entre 1550 et 1568, un peintre qui voulait montrer l’importance des réalisations de ses contemporains et de lui-même en les plaçant dans la perspective d’une longue lignée, hiérarchisée.
L’histoire de l’art telle qu’on l’entend aujourd’hui apparaît au milieu du xviiie siècle, lorsque l’allemand Johann Joachim Winckelmann rédige son Histoire de l’art dans l’antiquité[1]. Il affirme vouloir pour la première fois écrire « une histoire de l’art et non une histoire des artistes » et y analyse précisément et finement des objets et les restituant dans une chronologie longue, dont il considère les répercussions pour les artistes de sa propre époque. Winckelmann ne veut pas faire « un simple récit » ou décrire comme ses prédécesseurs des moments historiques de l’art, mais transformer ces histoires au pluriel en une histoire structurelle, qui permettrait d’en faire une structure didactique saisissant l’histoire à un niveau plus global.
Il me semble que, du point de vue de l’approche des œuvres d’art, cette tradition est la plus riche, pas seulement à cause de la longueur de son histoire, qui n’a cessé de voir évoluer ses méthodes, mais parce qu’elle est celle qui permet de déployer le plus largement possible, en explicitant ses présupposés idéologiques, ce qui peut être potentiellement présent dans un objet.
L’une des difficultés à bien percevoir l’utilité de cette tradition, de l’outil qu’elle nous offre, tient sans doute à ce que l’on a affaire à des objets saisis d’abord par la vision et que la vision est le sens qui semble le plus naturel à tout le monde. On peut dire « j’ai mauvaise vue », « je ne vois pas bien », et tout de même croire être capable d’apprécier un tableau. Tandis que « ne pas bien entendre », « être presque sourd », cela est nettement perçu comme un obstacle à l’appréciation de la musique. De la même manière, on a beau savoir lire, personne ne prétendra qu’on puisse lire Proust lorsque l’on vient d’apprendre, en sortant du CP. Il devrait en aller de même pour les objets d’art mais on ne se rend pas compte que la vision elle aussi s’éduque, et s’est éduquée avant que nous en soyons conscients. Il y a un apprentissage des objets et de leur situation de plus en plus complexe ; c’est l’apprentissage d’une vie. L’objet d’art peut avoir le même degré de complexité que n’importe quelle œuvre humaine, y compris musicale ou littéraire.
Nous vivons dans un monde saturé d’images et rempli d’objets du passé. Les images en particulier ont pris une place qu’elles n’ont jamais eu auparavant, en quantité et en qualité (une partie de la place qu’avait l’écrit). Or nous constatons chaque jour à quel point leur compréhension reste l’apanage d’un petit nombre : pour le dire d’un mot, nous restons une nation largement analphabète vis-à-vis des images. La tendance majoritaire est de ne s’en préoccuper que pour les lier à la question de l’identité nationale, du tourisme et de ses retombées économiques, ou pour célébrer béatement la façon dont elles incarneraient un « vivre-ensemble », tandis que les ennemis de la démocratie, grands et petits, implicites ou déclarés, en font un sujet majeur, comme le démontre la façon dont ils se servent de tous les moyens possibles de manipulation par l’image, voire commettent attentats et destructions contre celles qui ne leur plaisent pas, contre leurs auteurs, ou contre ceux qui essaient de transmettre une relation complexe à leur égard, en France et ailleurs, de la destruction par les Talibans des statues géantes de bouddhas à Bamiyan, en 2001, à l’assassinat de Samuel Paty en 2020, en passant par la tuerie au siège de Charlie Hebdo en 2015, ou, de façon apparemment moins grave, les déboulonnages de statues liées au contexte colonial ou esclavagiste ou les dégradations infligées – pour la blanchir – à la sculpture d’Ousmane Sow représentant Victor Hugo à Besançon, en novembre 2022.
Il est indispensable que chacun d’entre nous, et pas seulement une élite restreinte, puisse ne pas être prisonnier de ce flux continu d’images. Sans cela, nous devenons simplement des consommateurs passifs (de la publicité), des victimes dociles (de la propagande politique), voire des acteurs manipulés, lorsque la haine de certaines images qu’on ne comprend pas ou des témoignages d’une histoire que l’on voudrait nier peuvent conduire au meurtre ou à l’effacement. Avoir vu, aussi tôt que possible, des portraits du prophète Mohammed réalisés au Proche et au Moyen-Orient il y a des centaines d’années est l’un des meilleurs moyens d’éviter que l’on tue au nom de l’interdiction supposée de cette représentation, ou que l’on fasse comme si l’Islam n’appartenait pas désormais à notre culture commune. Avoir observé et analysé une Pietà de la Renaissance permet que les images d’actualité montrant des femmes voilées pleurant un enfant rejoignent une expérience commune à l’ensemble de l’humanité. C’est une erreur de penser que la compréhension des images pourrait se faire sans en prendre en compte leurs transformations au cours des siècles, la manière dont celles d’aujourd’hui en sont la survivance et la sédimentation. Apprendre à ne pas être prisonnier des images et de leur pouvoir de fascination est une urgence véritablement démocratique. Il faut pour cela avoir pris l’habitude de les analyser, comprendre comment elles se constituent ou se sont constituées, les replacer dans un ou plusieurs contextes pertinents. Cela ne tue pas les possibilités d’émotion devant les œuvres, bien au contraire : l’émotion est rendue plus profonde parce qu’elle s’allie avec l’intelligence, l’effet au présent avec l’inscription dans l’histoire.
Jusqu’aux années 1970-1980, insérer un objet-image dans une séquence était assez simple car il existait des grands récits, stables et continus, auxquels il était possible de se raccrocher. Ces grands récits formaient une sorte de trame pour toutes les expériences individuelles, une trame pleinement téléologique et donc extrêmement contraignante de fait. Dans ce régime où l’on croyait à des grands récits, l’histoire de l’art jouait un rôle assez simple : l’historienne ou l’historien d’art était celui ou celle qui connaît parfaitement cette histoire du passé, qui était capable d’en tirer les conséquences pour le présent, parce qu’il savait (ou faisait le pari de prétendre savoir) ce que devait être le futur.
Une prémisse essentielle de ce régime d’historicité se trouvait dans l’idée qu’il est nécessaire de s’inscrire, soi et les expériences que l’on peut faire, dans le temps long. Il faut insister sur ce rapport au temps long, parce que, plus que la transdisciplinarité et la globalisation, ce qui change les conditions de possibilité d’une forme d’expertise sur l’art aujourd’hui, c’est le fait que ce rapport au temps long est largement minoré depuis les années 1970 au moins, dans l’ensemble de la société mais aussi, très spécifiquement, dans le champ de la création artistique. Nous vivons en effet, pour reprendre les analyses de François Hartog en 2003, dans le « régime d’historicité » du présentisme[2]. Le résultat est une situation dans laquelle on a non seulement un rétrécissement du temps du fait de l’expérience, mais aussi une absence de vision, y compris de l’histoire récente, une forme de confusion ou d’absence de structuration de l’histoire qui a eu lieu récemment, dont le résultat est l’impossibilité de proposer un futur possible (puisqu’il faut une profondeur temporelle pour que la notion même de futur puisse exister). Dans le même temps, l’émotion immédiate s’est mise à prévaloir : le résultat final de la mise en valeur des possibilités d’épiphanie et de leur généralisation, c’est leur réduction à l’émotion immédiate, qui réduit l’expérience esthétique à une suite de chocs discontinus et non-partageables, sinon par le biais – aujourd’hui – des algorithmes de recommandation de contenus, de l’accumulation des « like » ou des « dislike ».
Comme l’a bien montré Bernard Lahire, la culture est désormais affaire de choix individuels[3], et il ne saurait être question de revenir sur ce qui est effectivement un gain en termes de démocratisation et de pouvoir effectivement donner l’accès à la culture à toutes et tous et non plus seulement à quelques-uns. Pour aucun d’entre nous la culture n’est plus monolithique ; elle ne fonctionne plus sur le principe d’un courant principal qui considère le reste comme relevant des marges. Pour autant, l’absence de toute hiérarchie n’est certainement pas un gain démocratique. Pour éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain, on peut considérer, comme l’avait bien vu Christopher Lasch dès 1981, au moment de la montée des Reaganomics, que l’absence de toute hiérarchie « renforce, à l’instar de la chaîne de montage, la concentration du pouvoir et la structure hiérarchique de la société industrielle […] en traitant toutes les idées […] comme des sujets également dignes d’intérêt du point de vue de l’actualité, également dignes de retenir l’attention distraite du spectateur, et par conséquent également oubliables et dépourvus de signification. »[4] Sans remettre en cause la déhiérarchisation pyramidale, une forme de hiérarchisation horizontale apparaît ainsi nécessaire, à l’intérieur de chacun des domaines et des ensembles socio-culturels, qui permette aux individus d’exercer librement leurs choix, à partir de grilles de lecture et de valorisation sur lesquelles un accord collectif peut exister.
De façon logique, la déconstruction de toute figure possible d’expertise, de tout discours savant, de toute distinction, a produit un vide. Et ce vide, dans la situation capitaliste ou néo-capitaliste qui est la nôtre, a été rapidement rempli par l’argent et le profit. Aux figures d’experts se sont substituées les figures du marché, selon deux modalités qui ne sont qu’artificiellement opposées, celle du marché financier et celle du marché institutionnel.
La première modalité de domination par le marché est aisément repérable – et généralement critiquée. Elle conduit à penser que la valeur d’une création, d’une production artistique, se mesure à son poids financier. J’observe qu’aujourd’hui la grande majorité des institutions ou du corps constitué des critiques ne se permet plus de poser un regard discriminant sur la création avant que celle-ci ait été sanctionnée par le marché – et par les experts auto-désignés du marché, ceux des maisons de vente ou des « bureaux de tendance ».
Mais une seconde modalité de domination par le marché est également apparue, qui pense que la valeur d’une œuvre réside dans les chiffres de fréquentation qu’elle induit. La valorisation de la réception quantitative des arts n’est rien d’autre qu’une forme plus sournoise de marchandisation ; ce que l’on peut appeler le marketing culturel public ou le marketing public de la culture.
Si l’on pense que la création artistique n’est pas réductible à des objets de consommation, à des chiffres de fréquentation, à la mode ou à l’identification des créateurs bien rangés dans des catégories statistiques et dont les œuvres n’ont en soi pas d’intérêt spécifique, l’histoire de l’art est peut-être aujourd’hui le seul moyen de le faire valoir à nouveau, à condition que celle-ci soit redéfinie, et notamment que l’on accepte que la démocratie n’est pas opposée par principe à toute forme de hiérarchie. Dans la situation qui est la nôtre, caractérisée, je le redis, par un présentisme généralisé, le meilleur outil de résistance face à la logique de compétition individuelle des goûts ou des identités se trouve paradoxalement dans la revendication du rapport à l’histoire. Puisque, pour reprendre une analyse prémonitoire de Guy Debord, « le spectacle […] a la fonction de faire oublier l’histoire dans la culture »[5], revenir à l’histoire est en effet le meilleur moyen pour lutter contre l’emprise du tout-spectacle. Il ne s’agira pas de l’histoire comme un passé indifférencié, comme un tout au sein duquel chacun pourrait piocher ce qu’il veut, et qui bien souvent se réduit d’ailleurs à quelques décennies, mais l’histoire comme une complexité organisée et continue. Qui peut aujourd’hui prétendre au rôle d’expert ? Celui ou celle qui connaît l’histoire longue d’un certain domaine (ou de plusieurs) et qui, en même temps, a acquis des expériences individuelles dans ce (ou ces) domaines sur la longue période. Cette figure doit se situer dans un champ artistique élargi, qui ne soit pas clos par avance sur lui-même et soit en permanence nourri de confrontations transversales : la hiérarchisation est souhaitable à l’intérieur de chacun des domaines, mais certainement pas entre les domaines ; elle doit pouvoir s’exercer mais en assumant son caractère relatif et surtout situé.
Cela conduit à mettre en valeur des figures de connaisseurs polycentriques. Un bon exemple pourrait s’en trouver dans le cas de ce que l’on appelle l’art urbain (street art). Un connaisseur de ce domaine est par nature une personne qui connaît à la fois les œuvres du graffiti, soit qu’elle les ait vues directement in situ, soit qu’elle s’en soit constituée un répertoire par le biais des images publiées dans les livres ou sur internet, d’une façon nécessairement internationale, et qui sait les mettre en relation à la fois avec une certaine histoire de l’art, avec des pratiques musicales qui vont de la musique concrète au hip-hop, avec des mouvements de mode, et plus généralement avec des évolutions sociales qui ne peuvent qu’avoir été vécues de l’intérieur.
Le rapport à l’histoire doit lui aussi être repensé, afin que celle-ci puisse redevenir « la mesure d’une nouveauté véritable », comme le souhaitait Debord, puisque le vrai nouveau ne peut être perçu que sur un fond historique qui permet d’en mesurer la singularité[6]. Ce doit être une histoire sans téléologie ; une histoire décloisonnée ; une histoire globalisée et vraiment mondialisée, y compris dans ses dimensions postcoloniales et multiculturelles. Il ne peut donc en aucun cas s’agir de penser le rapport à l’histoire selon la seule modalité du patrimoine, qui, comme l’a bien noté François Hartog « rend visible, exprime un certain ordre du temps, où compte la dimension du passé [mais] d’un passé dont le présent ne peut ou ne veut se détacher complètement »[7], et qui, par conséquent renvoie à une identité fermée et fantasmée comme une origine et non pas comme une construction. C’est à partir de cette nouvelle vision de l’histoire qu’il devient urgent de proposer à nouveau non plus un seul grand récit nécessaire, mais des grands récits possibles, qui proposent bien une mise en ordre et une archéologie permettant de comprendre le présent sans s’y réduire, qui permettent de placer dans une succession temporelle les œuvres qui apparaissent sans se laisser prendre par les apparences de celles-ci, d’être touchés par les œuvres du présent sans s’interdire de les analyser. Sans ces grands récits en effet, l’histoire devient seulement un ensemble de faits et d’œuvres disponibles, sans liens et sans hiérarchies, où le marché peut simplement se servir pour susciter des revivals successifs, l’un chassant l’autre au gré des modes et de l’épuisement des filons. Les individus ne sont plus alors des citoyens autonomes mais des consommateurs soumis à toutes les fluctuations que l’on voudra leur proposer.
Cette figure d’expert doit enfin – ou en premier lieu – être articulée à ce qu’on pourrait appeler un projet démocratique, c’est-à-dire à l’idée qu’il ne peut y avoir de citoyens sans que ceux-ci soient pourvus des moyens de leur liberté, dans un lien fort par conséquent avec un projet éducatif. Il s’agit de créer du commun qui ne soit pas du consensus mais la coexistence des disensus, des « mésententes » pour reprendre un terme à Jacques Rancière[8]. Ce projet commun se met en place à travers une identification de ce qui a de la valeur pour le commun, une identification qui doit être discutée, discutable, à partir d’une prise de risque sur ce qui peut à un certain moment constituer le commun. La forme d’expertise associée à ce projet se constitue à partir d’une expérience longue et de l’inscription dans la longue durée, de la possibilité de distinguer – la distinction n’est pas forcément synonyme de reproduction sociale – ce qui est plus enrichissant ou moins enrichissant dans les objets auxquels nous faisons face, à partir d’une sorte de constat très commun et très banal que a priori, plus on en a l’habitude, plus on sait quelle est la durée de vie d’un objet ou de l’intérêt pour quelque chose à la fois pour soi-même et pour les autres. L’urgence d’un accompagnement public des arts, de leurs pratiques aussi bien que de leurs réceptions et de leurs partages, doit être de retrouver ces figures d’experts, de les valoriser et de les écouter.
Alors pourquoi l’histoire de l’art est-elle essentielle aujourd’hui ? Je vais reprendre ici les différents thèmes qui ont été choisis pour donner lieu à des tables-rondes de jeunes historiens de l’art autour de la question « À quoi sert l’histoire de l’art aujourd’hui ? », à l’occasion des 20 ans de l’INHA, en 2022.
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- L’histoire de l’art sert à nous faire percevoir et comprendre le monde qui nous entoure, et notamment à nous faire percevoir et comprendre d’où nous venons, l’histoire dont nous sommes le résultat. Elle est l’un des moyens privilégiés pour nous dégager de la dictature du présentisme. Les objets qu’étudie l’histoire de l’art incarnent et activent en effet le lien entre le passé dont nous sommes le résultat, en recomposition permanente, et l’avenir que nous voulons construire et auquel les œuvres d’art ont toujours puissamment contribué, sans que leurs contemporains s’en rendent toujours compte. C’est pour cette raison que la culture, les arts, les créatrices et les créateurs d’aujourd’hui et la transmission à chacune et à chacun de nos concitoyens des « œuvres capitales » que ceux-ci sont en train de créer, ne doivent pas être considérés comme un adjuvant superflu, un supplément d’âme réservé à quelques privilégiés lorsque les circonstances le permettent, mais comme une nécessité vitale.
- L’histoire de l’art sert à nous rendre plus sensibles et à nous ouvrir à la diversité du monde, des femmes et des hommes de tous les temps et de tous les lieux. Faire l’expérience de l’œuvre d’art comme expérience concrète, c’est acquérir l’habitude et l’usage de l’empathie et être incité par principe aux échanges et aux débats. Comme l’a bien montré la philosophe états-unienne Martha Nussbaum dans Les Émotions démocratiques, la création et la fréquentation des œuvres d’art est en effet un apprentissage du point de vue de l’autre, des autres, et de l’élargissement permanent de soi que celui-ci permet[9]. L’expérience concrète des objets-images est encore plus nécessaire dans un monde dominé par le virtuel, de plus en plus. Nous faisons l’expérience concrète de ce qui nous dépasse. Nous percevons qu’il y a quelque chose de plus que cette matérialité qui est devant nous, que celle-ci n’est qu’un véhicule, mais un véhicule essentiel. Il faut donc conduire les jeunes à aller dans les musées, au concert, au théâtre, au cinéma, et ne pas se contenter de leurs ersatz, même de grande qualité. Il est urgent de revenir au fait, à la matérialité, et de confronter nos concitoyens à des images-objets concrets. Non pas des images désincarnées passant d’un écran à un autre, mais des tableaux, des bâtiments, des photos, des films projetés, etc. La France est suffisamment riche en patrimoine, en institutions dédiées à la création, notamment en musées par lesquels l’histoire de l’art passe d’abord en France, riche en artistes visuels aussi, pour que cet accès direct soit possible sur tout son territoire, pour chacun d’entre nous, quel que soit notre lieu de résidence ou de travail – et les Maristes de Lyon ont la chance de pouvoir donner à chacune et à chacun de ceux qui les fréquentent l’expérience de la remarquable architecture de Georges Adilon (ce qui m’est arrivé quand j’y étais élève, au début des années 1980). Il s’agit de ralentir le regard et la perception plutôt que de les laisser glisser dans le flux des images et des bruits. Il faut en même temps insister sur le fait que ces images-objets ont une histoire, ont été créées dans un contexte spécifique, que leur signification a pu évoluer en fonction de ces contextes, pour donner à la fois des certitudes et des outils d’interrogation constructives, pour sortir du soupçon généralisé ou de la fascination délétère.
- L’histoire de l’art sert à nous rendre plus créatifs et plus libres. Comme l’avait bien compris le peintre Henri Matisse, qui disait qu’il avait peint La danse, en 1909-1910, en dansant et pour faire danser ses spectateurs à venir, l’œuvre d’art est la matérialisation d’un processus qui fonctionne comme un modèle pour nos comportements dans le monde, que nous sommes à notre tour invités à transformer. Pas forcément que nous devenions nous-mêmes des artistes, mais que nous soyons conduits à changer notre vie. Le principal modèle que les créateurs proposent c’est celui de l’invitation renouvelée à inventer sans cesse un nouveau monde. C’est pour cela qu’il est important de pouvoir fréquenter des artistes vivants.
Enfin, l’histoire de l’art sert à accroître nos connaissances, ce qui est en soi une valeur. Par ailleurs, la fétichisation du passé guette les sociétés occidentales. Pour que la patrimonialisation qui se généralise ne tue pas complètement la créativité et n’empêche un futur ouvert d’advenir, pour que la transformation de la culture en industrie touristique ne réduise pas les potentiels d’enrichissement au seul enrichissement financier, en laissant de côté l’enrichissement intellectuel et émotionnel, il faut se donner les moyens de comprendre le patrimoine et pas seulement de le gérer. La part congrue faite à l’histoire de l’art est une anomalie car, malgré des déclarations comme celles de Condorcet dans les Cinq mémoires sur l’instruction publique publiés en 1791 selon laquelle les « arts sont […] un des anneaux de la chaîne de nos connaissances, ils doivent être comptés au nombre des moyens de perfectionner l’espèce humaine »[10], il est étrange de constater que l’histoire de l’art ne fait toujours guère partie de ce que l’on considère comme la culture générale, même si, rappelons-le, l’histoire des arts est devenue une discipline scolaire obligatoire en France en 2008, quoique sous une forme encore bien insatisfaisante, je n’y insisterai pas.
L’histoire de l’art est donc une contribution essentielle à la constitution de chacune et chacun en citoyen, capable de se repérer et de se situer dans le monde tout en se rendant autonome et libre par rapport à des déterminants imposés de l’extérieur, parce qu’ils sont un enrichissement de l’esprit et des émotions, un moyen de dépasser les limitations qui nous enferment dans nos identités et la satisfaction individualiste de nos besoins immédiats, même les plus légitimes.
L’histoire de l’art nous permet de comprendre que la culture ne peut être simplement conçue comme l’expression immuable d’une communauté fermée, ce qui m’appartient à moi seul et que je n’aurais pas besoin de partager : elle n’est pas seulement l’ensemble des habitus d’un groupe social mais est une richesse de l’esprit et du sentiment, commune et individuelle à la fois. Elle est constituée par une longue sédimentation qui y a distingué ce qui était le plus complexe et le plus vivant (dans laquelle nous pouvons continuer à puiser) en même temps que par un renouvellement continu des hiérarchies et des priorités.
L’apprentissage doit en être proposé le plus tôt possible et sa transmission ne jamais cesser tout au long de la vie. Il faut apprendre à toutes et à tous l’histoire des images et des objets-images, c’est-à-dire faire entrer pleinement l’histoire de l’art dans notre système éducatif et dans la culture générale, ou ce que j’appellerais plutôt la culture commune.
Éric de Chassey
[1] Johann-Joachim Winckelmann, Histoire de l’art dans l’Antiquité, trad. de l’allemand par Dominique Tassel, Paris, Livre de Poche, 2005 [1764].
[2] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil – La Librairie du XXIe siècle, 2003. Même si l’historien ne définit jamais réellement la notion de présentisme, il emploie le mot à plusieurs reprises ; il dit quelles en sont les conséquences, sans pour autant en faire un régime défini autrement qu’en creux, par opposition aux autres régimes d’historicité qui ont prévalu aux époques antérieures.
[3] Voir Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte-Textes à l’appui, 2004.
[4] Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, trad. de l’américain par Frédéric Joly, Castelnau-Le-Lez, Climats, 2001 [1981], p. 56-57.
[5] Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Gallimard, 1992 [1967], p. 186.
[6] Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 [1988], p. 30.
[7] François Hartog, op. cit., p. 205.
[8] Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
[9] Martha Nussbaum, Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen du xxie siècle ?, trad. de l’américain par Solange Chavel, Paris, Flammarion, « Climats », 2011 [2010].
[10] Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Charles Coutel et Catherine Kintzler (éds.), Paris, Garnier-Flammarion, 1994 [1791-1792], p. 246.